Le glas aurait-il sonné pour la mammographie de dépistage? Les invitations au dépistage: une forme bien particulière de loterie

Le glas aurait-il sonné pour la mammographie de dépistage? Les invitations au dépistage: une forme bien particulière de loterie

Par Dr Pierre Biron et Dr Fernand Turcotte le 20 juin 2012 pour L’actualité médicale

Imaginons une boîte contenant 2000 billets. Tirer un billet de cette boîte équivaut à accepter l’invitation de subir une mammographie de dépistage tous les deux à trois ans durant 10 ans.

La boîte ne contient qu’un seul billet gagnant qui fera de cette chanceuse une «grande gagnante»: elle évitera de mourir du cancer du sein grâce aux traitements reçus après un dépistage positif confirmé. Aucun des 1999 autres billets n’est un billet gagnant.

En effet – et c’est là le problème avec le dépistage des bien portantes – 200 billets (10%) feront des «petites perdantes»: ce sont les faux positifs à la mammographie. Déjà, la femme concernée a dû renoncer à sa sérénité en attendant le résultat de l’examen. Mais voilà qu’elle apprend que la mammographie est suspecte et qu’il lui faut se soumettre à d’autres analyses. Elle connaît maintenant l’inquiétude, sinon l’anxiété, liées à l’attente du résultat de la biopsie. Quelque temps plus tard, quand on lui annoncera que la biopsie est normale, elle retrouvera sa sérénité après avoir été inquiétée en vain.

Mais ce n’est pas tout. La boîte contient aussi 10 billets (0,5%) qui feront de «grandes perdantes»: dix risques qu’après mammographie et analyses complémentaires positives, on croit à un cancer dangereux, alors qu’il ne l’est pas. Les médecins proposent, et les femmes acceptent, l’exposition à une chirurgie, à une radiothérapie ou une chimio/hormonothérapie, ou à une combinaison de ces traitements. Il ne s’agit pas vraiment d’une «erreur» médicale. C’est la connaissance incomplète de l’histoire naturelle du cancer du sein, notamment de l’évolution spontanée des formes dites «envahissantes» qui peuvent parfois régresser spontanément.

Et il reste 1789 autres billets, qu’on peut qualifier de «blancs» parce qu’ils ne font rien gagner ni perdre, sauf l’inquiétude dans l’attente du résultat. (Les chiffres de cette analogie viennent du Centre nordique de la Collaboration Cochrane; site Web: https://nordic.cochrane.org/). Mais, pour avoir répondu à une campagne publique de dépistage ou acquiescé à la suggestion d’un médecin, on a la conviction d’avoir «fait quelque chose» pour protéger sa santé.

Trois témoignages éloquents La présidente du Collège royal des médecins généralistes du Royaume-Uni, Iona Heath, refuse systématiquement de se soumettre à la mammographie de dépistage – malgré les invitations des services britanniques de santé – et s’inquiète du fait qu’en 2012 ses patientes n’ont pas accès à toute l’information dont elle dispose, elle, pour fonder sa décision de refuser l’examen. À ses yeux, rendre service à si peu de femmes en bonne santé ne compense pas la détresse psychologique infligée à plusieurs d’entre elles, ni les traitements lourds administrés inutilement à quelques-unes.

Rita Redberg est rédactrice en chef de Archives of Internal Medicine, l’une des grandes revues savantes en médecine, et enseigne aussi la médecine à la University of California de San Francisco. Elle n’a aucunement l’intention de subir une mammographie de dépistage, même si elle a passé le cap de la cinquantaine, vu l’état des connaissances, en 2012, sur la valeur de ce dépistage de masse pour les femmes en bonne santé.

Enfin, un épidémiologiste danois de grande réputation et hors de tout soupçon – Peter Gøtzsche – a passé les 10 dernières années à étudier la question pour la Collaboration Cochrane, le collectif indépendant le plus respecté qui soit dans l’analyse de la documentation médicale. Il constate que le principal effet de ce dépistage est de transformer en patientes des femmes en bonne santé. Il est convaincu qu’en raison des faux positifs, des interventions mutilantes pour des lésions non envahissantes, du risque cancérogène léger mais cumulatif lié aux radiations des mammographies à répétition, l’heure pourrait être venue de mettre fin à ce dépistage pour les femmes sans risque particulier. Son récent livre est décapant (Mammography Screening: Truth, Lies and Controversy. Peter C Gøtzsche. New York: Radcliffe 2012; 400 pages).

Une autre lecture à conseiller avant de s’engager dans cette loterie est le texte informatif rédigé en 2012 par le collectif Nordic Cochrane Centre à l’intention des femmes et des médecins, disponible en français: «Dépistage du cancer du sein par mammographie».

La contre-intuition des survivantes Il y a trois sortes de survivantes: celles qui, sans subir de dépistage, ont découvert le cancer par elles-mêmes, celles qui l’ont découvert par elles-mêmes entre deux mammographies de dépistage, et celles dont le cancer fut découvert au dépistage. Plusieurs parmi ces dernières croient intuitivement qu’elles doivent leur survie à ce dépistage, alors qu’en réalité la grande majorité de ces survivantes doivent leur survie au raffinement de la chirurgie, de la radiothérapie et de la chimio/hormonothérapie. La mortalité par cancer du sein a diminué en Occident, aussi bien dans les régions avec dépistage que dans les régions sans dépistage, et chez les femmes moins âgées que chez celles à qui l’on propose le dépistage.

En pratique Quand une femme découvre qu’elle a une bosse au sein, il importe qu’elle consulte immédiatement. La mammographie diagnostique qu’on lui proposera sera alors utilisée à bon escient.

Les femmes à risque – notamment celles qui ont des antécédents personnels ou familiaux de ce cancer – peuvent se soumettre au dépistage, en espérant que leur risque de mourir d’un cancer du sein en sera légèrement réduit.

Mais les femmes sans risque particulier peuvent maintenant comprendre l’ordre de grandeur des risques et des avantages, tels qu’exprimés par analogie avec une loterie, quand on les invite, en 2012, à se soumettre à la mammographie de dépistage. Il y a beaucoup plus de billets perdants que de billets gagnants. Et avant 50 ans ainsi qu’après 70-75 ans, il n’y a pratiquement plus aucun billet gagnant dans la boîte; cela ne vaut donc pas la peine de jouer à cette loterie.

Ce sera aux femmes bien portantes de décider.

Dr Pierre Biron Professeur honoraire de l’Université de Montréal Dr Fernand Turcotte Professeur émérite de l’Université Laval

Les auteurs n’ont aucun conflit d’intérêts.